L’amour envers les enfants suffit-il ? Trop de lucidité peut nuire…

Au final, on trouve de tout sur la balance de la maternité, les plateaux les plus lourds correspondants aux situations les plus extrêmes :

D’un côté, des femmes devenues mères, perdues dans un océan de surinformation, qui doutent de tout et n’osent dire qu’elles sont fatiguées, exténuées ou que, parfois, elles jetteraient volontiers leur môme par la fenêtre ! Quelle « bonne » mère oserait exprimer une telle horreur ?

De l’autre, des femmes sans enfant qui renoncent quelque fois à exposer trop ouvertement leurs doutes, leurs craintes et leurs nombreux questionnements pour ne pas s’entendre répondre : « tu te poses trop de questions ». Où commence le « trop » ? Et quel mal y a-t-il à se poser des questions ?

Avoir conscience de la responsabilité n’est pas une partie de plaisir non plus, car elle peut faire basculer dans le refus de la maternité, au prix d’un tiraillement. Objectivement, même si cela devient un frein pour se lancer, au fond, ce n’est pas grave.

La mère des trois enfants dont j’ai parlé dans l’article sur l’instinct maternel (celle de la pouponnière) me disait, à propos de la conscience et de la responsabilité :  « En commençant à faire des enfants à l’âge de vingt ans, je ne me rendais pas compte de ce qui m’attendait, et heureusement ! Sinon, je ne sais pas si j’en aurais fait ! Je me suis lancée, comme ça, j’étais jeune et inconsciente ! Je n’ai pas été une très bonne mère, je le sais, mais je crois que mes enfants s’en sortent très bien dans la vie, quand je les regarde, je les trouve équilibrés, épanouis et plutôt débrouillards ! »

Jusqu’à cette rencontre, il me semblait utile, voire primordial, de se poser des questions sur nos aptitudes et nos potentiels avant de s’embarquer dans la maternité, puisqu’une vie autre que la nôtre en dépend. Des questions, je m’en suis posée…. Longtemps !

Combien de fois ne m’a-t-on pas dit : « cela ne sert à rien de te triturer la tête avec des questions, en tant que parent, on fait toujours des erreurs, de toute façon ! ». Une amie, qui a aussi eu trois enfants, et qui m’avait souvent entretenue sur ses « fautes » d’éducation, avait fini par lâcher prise avec cet aspect de la parentalité. Après des années de crainte liée aux conséquences possibles de ses « erreurs », elle a fini par accepter l’idée que l’éducation n’était pas une science exacte et que tant qu’elle faisait de son mieux, elle n’avait pas à culpabiliser. Faire des erreurs, ne pas être « à la hauteur », cette question d’être potentiellement une « mauvaise mère » taraude la plupart des femmes sans enfant que j’ai croisées et m’amène sur une piste : n’y a-t-il pas derrière cela une exigence de perfection, inaccessible et qui, du coup, contraint la femme à ne pas prendre ce risque de la non-perfection ?

Que faut-il en conclure ? Que trop de conscience nuit ? Trop de « lucidité » représente-t-il un blocage rédhibitoire ? Ne pas faire d’enfant signifie-t-il parfois éviter la rivalité avec l’absolu ?

Quoiqu’il en soit, ne pas faire d’enfant tant qu’on ne se sent pas prêt, peut être un geste d’amour. Et si on ne se sent jamais prêt ? Ou bien, si on se sent prêt trop tard ?

Une femme de vingt ans qui fait des enfants « par inconscience » (comme le témoignait celle qui a fait ses trois enfants avant vingt cinq ans), et une femme de trente cinq ans qui n’en fait pas, par peur d’être imparfaite, on le voit, la vie prend les chemins qu’elle peut !

Pour ma part, j’aime les enfants, ceux des autres, mais je reste convaincue que si j’en avais eu moi-même à  25 ans, à 35 ou 40 ans, être mère aurait été une épreuve longue et douloureuse plus qu’une source de joies et de plaisir. Les doutes et questions qui reviennent souvent dans les échanges avec d’autres femmes sans enfant sont du même ordre :

  • Je ne sais pas si j’aurais supporté que mon enfant soit comme ceci ou comme cela. Et s’il était si différent du fils ou de la fille d’untel, de l’enfant idéal, comment l’aurais-je aimé ?
  • Tu t’imagines un peu si, à quinze ans, il commence à avoir de drôles de fréquentations, s’il touche à la drogue ou si sa vie bascule ?
  • Et puis cette société est brutale, de quoi vivront les enfants d’aujourd’hui ? Entre le chômage, le SIDA, les couples qui se déchirent et l’environnement toujours plus pollué, comment veux-tu élever un gosse selon des valeurs que plus personne ne respecte ?
  • Je n’ai pas envie de me priver de la liberté de faire ce que je veux, quand je veux, d’improviser mes sorties, alors si c’est pour en vouloir au môme quand je ne peux pas, ce ne serait pas juste !
  • Quand je vois mes amies qui en « bavent », entre les cauchemars la nuit, les maladies infantiles, les soucis scolaires, les activités à choisir, les emplois du temps de fou, ça fait réfléchir !
  • Répéter tous les jours pendant des années « brosse-toi les dents », « lave tes mains », « range ta chambre », non, je ne pourrais pas, rien que d’en parler, ça me fatigue !
  • Tu rentres le soir du travail, exténuée, tu as juste envie de t’allonger, de bouquiner ou prendre un bain, mais non, il y a les devoirs à faire, les douches à prendre, la télévision à surveiller, les courses à faire, la lessive à mettre en route… ppppfffff, très peu pour moi. Finalement, j’aime bien ma vie. Et j’ai déjà si peu de temps libre.

On pourrait objecter toutes sortes de contre arguments, là encore, mais que ces motifs nous semblent ou non fondamentalement « justifiés », ils n’en demeurent pas moins fondés pour celles qui les rapportent. C’est pourquoi, en partie, s’occuper d’enfants à temps plein leur est impensable. En avoir près de soi dans des moments choisis, peut, a contrario, être vraiment réjouissant.

Ainsi peut-on aimer les enfants, sans en faire, pour toutes les raisons avancées ci-dessus – qui ne font pas systématiquement référence à l’affection, mais parfois aussi aux contingences matérielles, à une idéologie. Les aimer par intérim reste une source de plaisir, mais cet amour ne suffirait pas pour élever ses propres enfants. Je suis d’autant plus sensible à cette approche que j’ai vu tant de parents malmener leurs enfants alors qu’ils soutiennent par ailleurs les chérir profondément. Mais la question de l’amour est vaste et complexe, il ne s’agit pas ici de le définir, mais juste de relever les paradoxes. Claude Halmos, dans son dernier livre, écrit[1] :

Tout parent normal est supposé aimer son enfant et celui-ci l’aimer en retour. En fait, et toujours de façon impensée, chacun semble persuadé que l’amour vient aux parents en même temps que l’enfant ; qu’il naît dans leur cœur comme le réflexe de lécher son petit vient à la femelle animale qui a mis bas…. Cette conception quasiment mammifère du désir humain ne laisse pas de poser problème.


[1] Halmos Claude – “ Pourquoi l’amour ne suffit pas ” – Nil Editions, page 20

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